Natzweiler-Struthof
LE RAVIN DE LA MORT AU STRUTHOF
Le 25 septembre 1940 Adolf Hitler donne dix ans au gauleiter[1] Robert Wagner pour faire de l’Alsace une région purement allemande en étant « judenrein » (vides de Juifs). Le nazi fanatique qu’est Robert Wagner se donne cinq ans : « L’Alsacien est de même sang que les Allemands, il devra donc lui aussi verser son sang pour la même cause ». La politique de germanisation et de nazification est mise en place dès 1940. Les Allemands suppriment toute trace de l’influence française. L’allemand devient la seule langue autorisée, introduite dans tous les domaines (les noms des rues et les patronymes sont germanisés). Le droit allemand est appliqué. Tout ce qui rappelle la France est interdit ou détruit, les librairies sont vidées, les livres sont brûlés. Les nazis multiplient les organisations qui visent à embrigader les différentes couches sociales et professionnelles en particulier la jeunesse. 21.720 Alsaciens, considérés comme peu sûrs sur le plan politique ou parce qu’un des membres de la famille est atteint d’une maladie mentale, sont expulsés d’Alsace vers la France, du 1er juillet 1940 au 1er mars 1943. En 1942 Hitler ordonne la mobilisation forcée des Alsaciens. Deux ans plus tôt, en 1940, a été inauguré le camp de rééducation de Schirmeck destiné aux Alsaciens unverstellbar (non-ajustables) et en mai 1941 le camp de concentration nazi de Natzweiler-Struthof, implanté sur les hauteurs de la commune de Natzwiller (Bas-Rhin), à 800 mètres d’altitude dans le massif des Vosges et à 60 kilomètres de Strasbourg. Le climat va du froid intense à l’été torride. Le camp est construit en altitude avec une pente de 20%, des terrasses et des escaliers qui sont une torture pour le déporté. Le camp est notamment dirigé, d’octobre 1942 à mai 1944, par le SS-Hauptsturmführer Josef Kramer, la « Bête de Belsen » (condamné à mort et pendu en 1945), ex-commandant au camp d’extermination d’Auschwitz.
Juillet 2021, j’accède au camp en traversant la superbe vallée de la Bruche coiffée d’une forêt et d’une nature magnifiques qui masquent l’horreur. Si peu. La massive porte d’entrée en bois, la double clôture de barbelés, voilà ce que capte en premier le regard. Puis les miradors. Des baraques en bois bâties à flanc de montagne. Et, monstruosité, cette sinistre potence dont la corde se balance au vent. La pendaison était toujours exécutée en présence de tout le monde sur la place.
Puis, il y a le « Ravin de la mort », situé au versant Est du camp : toute sortie de ce sentier était considérée comme une tentative d’évasion et impliquait la mise à mort immédiate perpétuée par les sentinelles aux miradors. Ainsi, les SS et les Kapos poussaient fréquemment des déportés hors du sentier. Dans le camp, aucune sentinelle, aucun prisonnier, aucune plainte. L’endroit est vide, mais l’horreur suinte de partout. On se sent mal, très mal. En bas du camp construit sur le mont Louise au lieu-dit le Struthof, au bout d’un couloir une salle d’ « expérimentation médicale » et un four crématoire. Des cendres… Derrière ce bâtiment, la Fosse : les cendres et fragments d’os calcinés provenant du four crématoire furent d’abord répandus comme engrais dans le jardin potager de la villa du commandant du camp, puis, compte-tenu de leur volume, ils furent jetés dans une fosse…
Le Natzweiler-Struthof est avec Mauthausen (Haute-Autriche) l’un des camps les plus meurtriers du système concentrationnaire nazi, avec un taux de mortalité de plus de 40 %. Roger Frey, un ancien déporté mosellan, témoigne en 1970 : « En arrivant ici, je me suis trouvé aux portes de l’Enfer. Nous avons été conduits à la douche, démunis de nos vêtements… Puis nous avons eu le crâne rasé… On nous a ensuite tenu un petit discours en nous disant : « Vous êtes rentrés ici par la porte, mais vous n’en sortirez que par la cheminée ». C’était tellement brutal sur le coup que je n’ai pas compris tout de suite la portée de ce qui m’arrivait. Mais en côtoyant d’autres détenus qui n’avaient que la peau sur les os, j’ai compris où nous étions tombés. »
L’espérance de vie est de trois mois. Le bloc crématoire est destiné à l’incinération des détenus assassinés par les SS ou morts d’épuisement dans les travaux. Roger Leclercq, de Metz : « Le témoin confirma les atroces tortures que firent subir aux déportés les Seuss et autres Ehrmanntraut... J’ai rampé jusqu’au block le plus proche. À plat ventre, j’ai vu des prisonniers entrer deux par deux entre les SS dans le crématoire. Les coups de feu ont commencé de claquer. La cheminée s’est mise à rougir. Tout a soudain pris l’odeur de chair grillé. Le lendemain le kapo du crématoire est arrivé comme un fou, il se cachait. Il nous a dit n’avoir jamais vu une tuerie pareille. Les SS étaient dans le sang jusqu’aux chevilles. Il ajouta que Nitsche le recherchait pour supprimer un témoin gênant. »
Le camp (on y compte entre 3.000 et 6.000 personnes, selon les périodes, surveillés par 80 SS et 200 Kapos) sert de lieu de travail (d’esclavage) au profit des SS et de l’industrie de guerre nazie. L’emplacement a été choisi en 1940 pour la présence d’un granite rose très rare que les Nazis convoitent. Une chambre à gaz est située en contrebas du Struthof (construite en août 1943 dans une dépendance de l’ancien hôtel), utilisée pour l’exécution de détenus juifs et pour mener d’horribles « expériences » dont, sur 57 hommes et 30 femmes transférés d’Auschwitz.
52.000 déportés (camp principal et 53 camps annexes) de plus de 30 nationalités différentes (dont 8.000 Français) y ont été détenus, principalement issus des mouvements de résistance des territoires occupés par les Allemands. Camp de travail, de transit et lieu d’exécution, le camp a pour objectif l’anéantissement des « ennemis politiques incorrigibles du Reich ». On estime à 17.000 le nombre de morts dans le camp : les conditions inhumaines de travail et de détention, la malnutrition, les sévices des Kapos et des SS, les exécutions par balle ou pendaison. Dans la nuit du 1er au 2 septembre 1944, cent six membres du réseau Alliance (dont 15 femmes) et 35 maquisards des Vosges sont tués au crématoire.
Au sein du camp, le professeur nazi August Hirt, anatomiste, a pour objectif en tuant des prisonniers par gazage de constituer une collection de « crânes de commissaires bolcheviks juifs » pour l’Institut anatomique de Strasbourg, avant que « la race juive ne soit anéantie », Heinrich Himmler, maître absolu de la SS et chef de toutes les polices allemandes dont la Gestapo, « faisant des études sur les crânes de commissaires judéo-bolchéviques », destinés à permettre une définition typologique du « sous-homme ». La chambre à gaz a également été utilisée pour quinze expériences de toxicité du gaz phosgène par le virologiste nazi Otto Bickenbach sur des détenus de droit commun et des Roms. Le médecin SS Eugen Haagen, a pratiqué des injections de lèpre, peste et autres maladies sur des détenus de « manière à observer les effets de ces contaminations ». Le Tribunal militaire de Metz condamne en 1954 les « médecins » SS Otto Bickenbach et Eugen Haagen à 20 ans de travaux forcés. Ils sont amnistiés l’année suivante. August Hirt, considéré comme en fuite est condamné à mort par contumace en 1953. Il s’est en fait suicidé le 2 juin 1945.
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
CRUCIFIXION ALSACIENNE
le christ n’est pas mort au printemps dans le sud
mais en décembre sous la forêt des vosges
le dernier jour de l’année
si gris si morne interminablement
les coudes accrochés par des courroies
aux branches mortes d’un vertigineux sapin noir
la tête couronnée d’aiguilles rousses la face au nord
une éponge de gui entre les dents
et l’écriteau avec en alsacien allemand français
jean-henri de natzwiller le roi des alsacos
et encore DMC-coton-à-broder-mulhouse-
le corps gelé collé à la résine rouge du tronc épluché
vivant
le corps nu sexe raidi comme tout pendu qui s’honore
les pieds cloués de glaçons bleus
et le côté troué d’un V2
d’un bec de cigogne ou d’une flèche barbelée de
cathédrale-de-strasbourg.
des paysans attardés la bouche tordue
lui jettent dans la figure des crapauds crevés
et des « besch-denn-dü-e-hergott, nun-de-dié ! »
barbares et violets
et les corbeaux guettent leur morceau
autour du Bastberg brocken rhénan
vis-à-vis du struthof.
« Père ne leur pardonnez pas
Car ils savaient ce qu’ils faisaient ! »
Jean Paul KLÉE
(Poème extrait de La Résurrection alsacienne, éd. Saint-Germain-des-Prés, 1977).
[1] Responsable régional politique du parti nazi. Le gauleiter du Reichsgau Westmark (Palatinat, Sarre et Moselle), est Josef Bürckel, qui meurt officiellement de pneumonie le 28 septembre 1944, mais l’hypothèse crédible d’un suicide est avancée. Le gauleiter du Gau Oberrhein (Rhin supérieur), qui englobe le pays de Bade et l’Alsace, est Robert Wagner. Il meurt fusillé le 14 août 1946, à 50 ans, au fort Ney à Strasbourg.
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Richard ROGNET & les poètes de l'Est n° 55 |